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Keywords
Daniel Roux, Smaky, Blupi, Toto, Eggbert, Epsitec, Suisse Romande, Loisirs électroniques

Des loisirs électroniques à la création de jeux

Le rôle de Daniel Roux dans l’histoire du jeu vidéo suisse

Pierre-Yves Hurel (University of Lausanne, Game Lab UNIL-EPFL) and Sophie Bemelmans (University of Lausanne, Game Lab UNIL-EPFL)

Editor's Note

An English translation of this interview can be found in the Translations section of ROMchip, Volume 7, No. 1.

Introduction

Figure 1

Portrait de Daniel Roux, issu de Blupi explore… L’Histoire du jeu vidéo suisse , enregistrement vidéo d’une conférence publique à l’Université de Lausanne, organisée par les professeurs Yannick Rochat et David Javet, 9 septembre 2019, vidéo YouTube, 1:28:11. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

En février 1978, l’entreprise suisse romande Epsitec a été fondée sous la direction de Cathi Nicoud. Son objectif a été de fabriquer et de commercialiser les micro-ordinateurs Smaky, conçus à l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPFL) par Jean-Daniel Nicoud et son équipe, mais également de développer divers logiciels pour accompagner ces plateformes. Si les Smaky ont cessé d’être fabriqués dans les années 1990, Epsitec a poursuivi ses activités de développement de logiciels sur d’autres plateformes jusqu’à aujourd’hui. Au cours de ses quarante-six années d’existence, Epsitec a publié plusieurs jeux vidéo, principalement développés par Daniel Roux.1

Figure 2

Ordinateur Smaky 6 (1978–1982) — boîtier beige muni de deux lecteurs de disquettes et d’un moniteur — en fonctionnement avec un disque de jeux et démonstrations. Photo prise par le professeur Yannick Rochat dans notre laboratoire, le 24 octobre 2023. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

Daniel Roux, un développeur suisse prolifique

Daniel Roux est né en 1958 à La Chaux-de-Fonds, en Suisse Romande. A la fin de son adolescence, dans les années 1970, il était intrigué par les ordinateurs, ces « gros machins qui remplissaient des pièces entières ». Cependant, il n’existait alors aucune formation en informatique, son seul choix était de s’orienter vers des études d’électrotechnique à l’École Technique Supérieure du Locle qui « l’ennuyaient » mais qui étaient les plus proches de ses centres d’intérêt. Il les a finalement abandonnées finalement en saisissant l’opportunité de rejoindre l’équipe de Jean-Daniel Nicoud dans son laboratoire de l’EPFL.2 Il a ensuite été employé par Epsitec de 1978 à 2023, où il a créé de nombreux logiciels pour l’entreprise et a pu progressivement mettre les jeux vidéo au centre de son travail à la fin des années 1980.3 Ses créations mettaient le plus souvent en scène un petit personnage ovoïde jaune nommé Blupi (également connu sous le nom de Toto, ou Eggbert).

Figure 3

Capture d’écran d’une illustration colorisée du jeu Blupimania (1994–1996, Smaky), en cours d’exécution dans l’émulateur Smaky Infini (1999–2008, EPSITEC SA), 26 mars 2025.

Figure 4

Première publicité d’Epsitec-System SA mettant en scène les Blupis de Daniel Roux, parue dans le magazine Eleclub , no 89–90 (févr.–mars 1979). Numérisation à partir d’un exemplaire physique emprunté à la Bibliothèque nationale suisse, 21 septembre 2024.

Né dans une bande dessinée que Roux a réalisée en 1977, ce personnage fait partie de l’identité visuelle d’Epsitec et de Smaky depuis au moins 1979. Il a en effet figuré dans des publicités, des manuels ou encore des interfaces créées par Daniel Roux. Le premier jeu Blupi de cette série est Toto à la maison en 1988, et le dernier publié par Epsitec est Blupimania II en 2003, marquant la fin de l’activité d’édition de jeux par l’entreprise. Daniel Roux poursuit sa carrière chez Epsitec en participant au développement d’autres logiciels pour la société à l’instar de Crésus Comptabilité, un logiciel qui est encore aujourd’hui le produit phare de la société. Il a dû mettre les jeux vidéo de côté, du moins sur le plan professionnel. Il a cependant créé trois jeux pour Windows Phone en 2013 sur son temps libre, puis a profité de sa retraite pour sortir un nouveau jeu en 2024 intitulé Blupi Is Back.4

Figure 5

Menu principal du jeu Blupi is Back (2024), disponible sur Android et Windows. https://www.maniabricks.com/games/blupi-is-back/ (Consulté le 3 décembre 2024.)

A propos de l’entretien

Nos intérêts communs pour l'histoire des Smaky (sujet de la thèse de doctorat de Sophie Bémelmans) et l'histoire des jeux vidéo en Suisse romande (sujet de la recherche postdoctorale de Pierre-Yves Hurel) nous ont amenés à rencontrer ensemble Daniel Roux. Il nous a accueillis chez lui le 23 janvier 2024 (quelques mois avant la sortie de son nouveau jeu) pour discuter en face à face de son parcours et le rôle qu'il a joué dans l'industrie suisse du jeu vidéo. L’entretien a été réalisé en français, notre langue maternelle à tous les trois, et a duré près de deux heures. Nous avons abordé plusieurs thèmes dans cet entretien, que nous rapportons comme suit.5 Nous avons commencé par discuter de l’implication de Daniel Roux dans les loisirs électroniques à l’adolescence, pour chercher s’il y a un lien à faire avec ses activités sur ordinateur. Ensuite, nous avons abordé son activité d’auteur de jeux, d’abord sur sa position singulière d’auteur de jeux professionnel en Suisse romande, puis sur sa propre expérience de la création de jeux et ses motivations. Nous avons terminé l’entretien par une discussion à un niveau plus méta – en l’invitant à réfléchir à sa propre trajectoire et à l’évolution du niveau de reconnaissance qu’il a reçu.

Une pratique ancrée dans l’électronique de loisir

La Suisse romande a été un terrain particulièrement fertile pour le développement de l’électronique de loisirs. Entre les années septante et huitante, de nombreux clubs ont été créés dans la région. En effet, à la fin des années soixante, le Groupement de l’Électronique Vaudoise (GEV) est créé et se donne notamment pour mission d’encourager les jeunes à s’orienter vers les métiers de l’électronique. Le groupe a pour but de renforcer l’industrie électronique vaudoise et apporte notamment un soutien financier et humain aux clubs d’électronique de la région, via le comité des clubs d’électronique présidé par Jean-Daniel Nicoud, qui regroupe les différents clubs qui se sont progressivement affiliés au fil des années. Parallèlement, ils créent la revue ELEGEV en 1970 (devenue ELECLUB en 1975 et enfin ELEMICRO en 1980) qui donne des nouvelles des clubs ainsi que des informations sur l’électronique. Ils organisent également des concours réguliers entre les membres des différents clubs. Ces clubs attiraient entre autres des personnes passionnées de modélisme (ferroviaire, aéronautique, et cetera), qui bricolaient des amplificateurs électriques de musique ou encore qui pratiquaient le radioamateurisme. Ils ont vécu l’arrivée des transistors puis des microprocesseurs, considérés comme de nouveaux jouets qu’il fallait apprivoiser.6

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet Confœderatio Ludens.7 Ce projet rassemble une quinzaine de chercheuses et chercheurs basés à Berne, Zurich et Lausanne et se consacre à l’histoire du jeu vidéo suisse, depuis une approche transdisciplinaire (sciences sociales et historiques, close reading d’œuvres, analyse de code, réalisation de bases de données, archéologie expérimentale…). Dans cette perspective, une partie du travail préliminaire consiste à mettre au jour une production locale oubliée. Selon nos observations actuelles, cette production se caractérise par des ambitions commerciales limitées (souvent des projets amateur), éphémères et largement déficitaires. En Suisse francophone, à notre connaissance, Daniel Roux était l’une des rares personnes à pouvoir créer des jeux vidéo dans le cadre de son travail – son histoire est donc plutôt insolite au regard du contexte régional. Cette situation a été rendue possible par Cathi Nicoud, qui a fait un compromis pour permettre à Daniel Roux de faire ce qu’il voulait à condition qu’il poursuive ses projets plus « sérieux », plus rentables financièrement. Au-delà de son expérience personnelle, le parcours de Daniel Roux fait de lui un témoin important des débuts d’Epistec. Son témoignage nous aide à comprendre les relations et le fonctionnement horizontal, voire familial, de l’entreprise et, en particulier, le rôle de Cathi Nicoud, qui a été oublié. Il faut aussi noter qu’au moment de notre entretien avec Daniel Roux, son travail avait acquis une nouvelle reconnaissance depuis quelques années, mais cela n’a pas toujours été le cas.8 En effet, il y a une vingtaine d’années, les pensant inutiles, il jetait toute une série d’archives, dont les codes sources de certains de ses premiers jeux.

Entretien le 23 janvier 2024 (version originale française)

Pierre-Yves Hurel [PYH] : Dans une interview que vous avez donnée il n’y a pas tellement longtemps au journal 24 heures, il y a un article dans lequel vous évoquez avoir vu une publicité pour un ordinateur en kit dans un magazine d’électronique. Est-ce que vous pourriez nous raconter un peu ce moment-là ?9

Daniel Roux [DR] : Oui, c’était un ordinateur en kit qui s’appelait le Dauphin. Et puis je suppose que c’étaient mes parents qui m’avaient abonné à une revue d’électronique. C’est une revue d’électronique qui parlait de transistors, de résistance et pas du tout d’ordinateurs puisque ça n’existait pas. Et puis un jour, il y a eu dans cette revue une pub pour un micro-ordinateur en kit. Mais il ne faut pas du tout l’imaginer comme un ordinateur d’aujourd’hui. Je ne sais pas si vous avez déjà vu des photos du Dauphin. C’est une carte avec des composants. Il n’y a pas de boîtier, il n’y a pas d’écran. Et puis moi, quand j’ai vu ça, ça m’a tout de suite fait tilt. Je ne sais pas très bien pourquoi. Et puis j’ai téléphoné tout de suite pour pouvoir en commander un. Et puis il y a une charmante dame qui m’a répondu, qui m’a dit « Oui, oui, on vous l’envoie ». Et puis après j’ai appris que cette dame, c’était madame Nicoud, qui est donc la femme de Jean-Daniel Nicoud, qui a été la directrice d’Epsitec, pendant, je sais pas, longtemps. Et puis j’ai appris aussi par la suite que, en fait, elle m’a envoyé le kit numéro un. J’étais le premier tellement j’étais rapide. Et puis je l’ai très vite monté. Et puis il faut s’imaginer il n’y avait pas d’écran, pas de clavier, rien du tout.

Figure 6

Dauphin , ordinateur en kit conçu par Jean-Daniel Nicoud en 1977. Numérisé à partir d’une image issue de Daniel Roux, Comprendre les microprocesseurs (Yverdon-les-Bains : EPSITEC SA, 2007), p. 4, le 1er février 2024.

Il fallait le programmer avec des petits switchs en binaire. Il fallait entrer les codes les uns après les autres. Enfin, c’était très très long. Et puis très vite, j’ai écrit un petit programme, Testez vos réflexes, qu’on ne pouvait pas sauvegarder.10 A chaque fois qu’on voulait le refaire, fallait refaire tous les petits switchs et tout. […] Il y avait un affichage à sept segments. Et puis le programme que j’avais fait, je sais plus comment exactement, mais enfin je pense qu’il devait peut-être faire clignoter un segment. Et puis après un temps aléatoire, tout d’un coup, tous les segments s’allumaient. Et puis il fallait vite presser un bouton et mon programme calculait simplement le temps que l’utilisateur avait mis entre l’apparition du message et l’appui sur une touche. Et puis ensuite affichait le temps que l’utilisateur avait mis. C’est tout. Donc fallait attendre. Puis dès que ça s’allumait, pof, on pressait le plus vite possible le bouton et on avait un chiffre qui s’affichait. C’est tout.

Figure 7

Code original du programme Testez vos réflexes , destiné à l’ordinateur en kit Dauphin , publié dans Eleclub no 72 (mai 1977). Numérisé à partir d’un exemplaire physique emprunté à la Bibliothèque nationale suisse, 21 septembre 2024.

DR : Donc en fait, c’est ça que j’avais écrit. [Il nous montre le document original avec le code de Testez vos réflexes – la figure ci-dessus.] Donc il fallait commencer par l’écrire comme ça sur une feuille. C’est de l’assembleur. Les instructions les unes après les autres. Et puis il doit y avoir les..., non il y a pas les codes ? Si ! Voilà, il y a les codes ici, binaires. Ça c’est tous les codes qu’il fallait entrer à la main à chaque... Aux adresses consécutives. […]

PYH : Est-ce que vous aviez d’autres loisirs à l’époque, comme le modélisme, la radio amateur ou d’autres choses de ce style-là ?

DR : Je bricolais beaucoup d’électronique, pas encore d’informatique. Par exemple, j’avais bricolé un jouet, un vieux véhicule, une espèce de tank à chenille avec des cellules photoélectriques pour qu’on puisse le diriger avec une lampe de poche. Des trucs comme ça. Je l’ai encore quelque part. Ca c’est un des rares trucs que j’ai gardé. Donc c’était même pas de l’électronique digitale, c’était de l’analogique avec des transistors, avec des choses comme ça. Donc, c’était ça, mes loisirs. Puis, c’est vrai, j’ai oublié une chose, c’est que je dessinais aussi beaucoup à cette époque-là. Et avant, c’étaient les deux choses : l’électronique et le dessin. […] Dans ma chambre d’enfant, j’avais cousu un fil de cuivre dans le tapis, donc qui était invisible. Et puis en envoyant une oscillation assez haute fréquence dans ce fil, mon fameux véhicule à chenille pouvait suivre ce fil. Il y avait juste simplement deux détecteurs. Quand il arrivait sur le fil, le détecteur captait le signal, l’amplifiait et puis donnait l’ordre au moteur de tourner dans le sens inverse. Puis comme ça, “broum broum broum”, il avançait. Ça impressionnait tout le monde parce que il avait l’air de suivre une trace précise, mais c’était ce fil invisible. […]

PYH : Et alors, vous voyez une continuité entre ces bricolages et puis l’utilisation des premiers ordinateurs ?

DR : Il y a une continuité directe dans le sens que, c’est l’arrivée du microprocesseur, ça permet de... booster tous ces bricolages quoi. De faire des trucs beaucoup mieux qu’on ne pouvait pas faire simplement avec de l’électronique. Je pense que c’est ça.

PYH : Est-ce que vous alliez aussi dans les clubs d’électronique ? Si oui, comment était l’ambiance ?

DR : Oui, ben à cette époque, il y avait donc Jean-Daniel Nicoud qui était prof et qui avait son labo à l’EPFL. Il a toujours eu pour vocation d’apprendre aux jeunes. Donc il faisait un truc à cette époque qui était totalement hors des normes, c’est qu’il ouvrait son labo à des enfants alors que c’était à l’EPFL où c’était normalement pas à n’importe qui qui était là. Et puis, il leur laissait à disposition tout le matériel. Et puis moi, à cette époque-là, j’avais été engagé par lui à l’EPFL. Et puis en fait, moi j’encadrais les jeunes qui étaient dans ces labos. […] L’ambiance c’était un joyeux bordel quoi. A ma connaissance, il n’y avait personne qui expliquait rien du tout. Il n’y avait pas du tout de cours ou de rien du tout. Donc, les gens arrivaient et puis – je ne sais pas – ils essayaient de faire un truc. Alors moi je conseillais un, je lui disais « bah tiens, tu pourrais faire comme ça ». Et puis on échangeait. C’était totalement informel.

Figure 8

Portrait de Jean-Daniel Nicoud à côté d’un ordinateur Smaky 2, en 1975. Extrait de brochures LAMI créées par Cathi Nicoud, transmises par Michel Vonlanthen. https://www.hb9afo.ch/histoire/lami.pdf (Consulté le 3 février 2024.)

Sophie Bémelmans [SB] : Et vous-même vous avez appris en expérimentant comme ça, ou vous avez quand même essayé de – je ne sais pas – d’avoir des revues qui expliquaient des choses en électronique ? Ou vous avez vraiment, quand vous avez créé votre premier programme, c’est du pur essai-erreur ? Comment ça s’est passé ?

DR : Ouais, c’est vraiment du pur essai-erreur parce qu’il y avait pas de revue qui parlait de ça. C’est venu après en fait. Je crois que j’ai suivi quelques cours de programmation mais je les ai pas suivis très longtemps parce que c’était trop loin de ce qui m’intéressait, donc j’ai vraiment appris... Je sais pas très bien comment en fait. Oui, en essayant.

PYH : C’était quoi votre expérience des jeux électroniques et des jeux vidéo ? Est-ce que vous aviez des jeux à mettre sur la télé, comme un Pong ? Est-ce qu’il y avait des salles d’arcade ? Est-ce que vous avez souvenir du premier jeu vidéo que vous avez vu par exemple ?

DR : Alors je sais pas s’il y avait des salles d’arcade, en tout cas je les fréquentais pas. J’ai jamais eu de consoles de jeux. Donc j’ai joué par la suite sur PC à des jeux mais ça c’était bien après. Donc non, j’avais pas vraiment accès à des jeux. Un des tout premiers jeux que j’ai fait – enfin qui est plus qu’un Testez vos réflexes qui était avec un embryon d’écran graphique et tout – c’était le jeu Flipper sur Smaky 6. Et c’est assez rigolo parce que quand j’ai écrit ce jeu, j’avais même jamais joué avec un vrai flipper dans un bistrot quoi.

Figure 9

Ordinateur Smaky 6 exécutant Flipper , un jeu vidéo de type flipper créé par Daniel Roux vers 1980. Photo prise par le professeur Yannick Rochat dans notre laboratoire, mai 2024. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

PYH : Ah oui ! Mais du coup, par contre, est ce que vous aviez joué à un autre jeu de flipper ? Un autre jeu électronique de flipper ?

DR : Je crois pas que ça existait. Enfin, je sais pas. Non. En tout cas, j’avais joué à aucun jeu. Alors c’est vrai que c’est mystérieux : pourquoi j’ai fait ce jeu de flipper alors que j’avais jamais joué avec un vrai, ni avec un jeu ? Je sais pas. Peut-être que l’idée m’est venue parce que c’était bien adapté à la machine de l’époque. Il fallait avoir des boutons pour pouvoir bouger des palettes. Il fallait avoir un écran graphique tout basique monochrome et tout, le Smaky 6 en avait un. Donc ça se prêtait bien à cette machine quoi.[…]

SB : Quand vous créiez ces jeux, vous travailliez seul dessus ? Chacun avait son petit projet de son côté ? Ou vous étiez vraiment dans l’échange quand vous aviez ces jeux à créer ?

DR : Donc c’était l’époque où Jean-Daniel Nicoud développait le hardware des Smaky. Et puis après, évidemment qu’un Smaky avec son hardware, il fait rien. Donc il fallait qu’on développe nous-même le système d’exploitation. Si on avait besoin d’un traitement de texte, il fallait l’écrire. Un tableur, la même chose. Enfin, il fallait tout faire. Donc lui, ça, ça l’intéressait pas. Lui, il inventait les machines. Et puis c’étaient d’autres, dont je faisais partie, mais on était plusieurs. Et ça c’était fait dans le cadre d’Epsitec donc dirigé par sa femme qui était, contrairement à ce que beaucoup ont pensé, qui n’était pas du tout un faire-valoir. C’était vraiment elle la directrice d’Epsitec. Son mari quand il s’agissait de fabriquer des ordinateurs, de les commercialiser, ça ne l’intéressait pas. C’était sa femme qui manageait vraiment tout ça. C’était une dame extrêmement intelligente qui a su s’entourer de toutes sortes de gens compétents. Et parmi ces gens compétents, quelques rares étaient employés d’Epsitec – dont je faisais partie. Mais beaucoup n’étaient pas du tout employés et faisaient ça pendant leur temps libre. Il y avait des enseignants, il y avait des jeunes, il y avait des gens un peu de tous les milieux qui gravitaient là autour. Et puis on se retrouvait deux fois, trois fois, par année dans leur salon. Et puis on s’asseyait tous dans des fauteuils comme ici. Et puis c’est là qu’on échangeait, chacun montrait ce qu’il avait fait parce qu’il n’y a pas d’Internet, rien du tout, donc on était pas au courant de ce que faisaient les autres. Donc à tour de rôle, chacun montrait ce qu’il avait fait. Donc c’était ça les moments de partage, et puis un peu d’émulation. […] Et puis Epsitec, à part aujourd’hui, n’a jamais eu de bureaux, donc tout le monde travaillait chez soi.

SB : Cathi Nicoud avait une vision de ce qu’il y avait à faire pour la suite, ou alors c’était vraiment votre impulsion ?

DR : J’ai jamais très bien su quelle était sa vision, mais en tout cas, elle savait faire un compromis entre exploiter au mieux les compétences de chacun – parce qu’elle savait que n’importe qui fait beaucoup mieux ce qui l’intéresse que quelque chose qu’on lui oblige de faire. Donc beaucoup, dont moi, j’ai eu la chance de faire exactement ce que je voulais. Et puis en même temps, elle canalisait quand même tout ça parce qu’il fallait quand même bien faire des produits qu’on pouvait vendre et puis qui faisait tourner l’entreprise, même si les salaires étaient très bas. Mais... Par exemple, quand j’ai commencé justement à faire des jeux sur Smaky avec Toto [Blupi], c’était moi qui avais envie de faire ces jeux. Et puis j’ai eu la chance qu’elle accepte que je passe quelques mois par année – je faisais aussi d’autres choses un peu plus “sérieuses” – elle était d’accord que je fasse ça. Et puis, finalement, je pense qu’elle a vraiment très bien fait puisque c’est entre autres ces jeux et d’autres choses qui ont qui ont fait que cet ordinateur a plu et puis a rencontré un peu de succès.

SB : Vous aviez fait une petite conférence où vous expliquiez que vous aviez utilisé vos logiciels pour faire vos jeux, dont notamment celui de dessin. Est-ce ça tombait bien parce que vous deviez travailler sur un logiciel de dessin, ou alors vous l’avez fait aussi pour vos jeux ? Enfin, est-ce que c’était un développement parallèle, ou vous vous êtes dit « c’est l’opportunité pour moi aussi de faire évoluer mes jeux » ?

DR : Je sais pas très bien qu’est-ce qui a induit quoi, mais... En plus de la programmation, moi j’ai toujours eu une passion pour le dessin. Donc faire un logiciel de dessin, c’était un moyen de réunir les deux choses. Mais je ne crois pas que je les ai faits pour ensuite pouvoir les utiliser pour faire des jeux. Je les ai fait parce qu’en soit ça m’intéressait. Puis après quand j’ai écrit mon premier Toto – qui était je crois Toto à la maison – bah c’était naturel que j’utilise ce logiciel et pas un autre. De toute façon, j’avais pas de PC ni de Mac, j’étais obligé en fait d’utiliser ce logiciel puisque j’avais pas d’autres ordinateurs. […] C’était aussi l’époque où un mécanicien absolument génial fabriquait les toutes premières souris, André Guignard, au LAMI – enfin, c’était le LCD je pense – je ne vais pas me lancer dans cette histoire parce qu’il la raconte beaucoup mieux que moi.11 Mais il s’est trouvé que pendant que j’étais au laboratoire de Jean-Daniel, il y avait cette souris, ce prototype de souris. Et puis il y avait le Smaky. Et puis rien n’était fait pour mettre en relation l’un avec l’autre, donc en résolvant les problèmes de connectiques et puis en branchant cette souris, et cetera, petit à petit, on se posait la question : « Bon ben voilà, qu’est-ce qu’on fait ? On a une souris qui déplace un pointeur – un petit point, ce n’est même pas encore une flèche sur sur l’écran – qu’est ce qu’on peut faire avec ça ? Ah oui, on pourrait dessiner. » J’ai alors écrit un premier programme où, plutôt que le point se déplace, il laisse une trace derrière lui qu’on peut enregistrer. Puis après on se dit « bon, si on veut faire une droite, c’est pas pratique puisqu’elle est toute irrégulière », donc on va enrichir le logiciel pour qu’on puisse tracer des lignes droites, des cercles, et cetera.

SB : J’ai consulté des documents d’Epsitec et on y voit pas mal de Blupis qui apparaissent. […] Au final, il y avait quand même une identité visuelle d’Epsitec à travers vos dessins.

DR : Avec du recul, on se rend compte que oui, mais je pense... Je ne sais pas si c’était voulu. J’en sais rien. […] On était très peu nombreux à cette époque. Et puis moi j’étais en même temps le graphiste d’Epsitec. Donc quand il fallait faire une pub, qu’on imprimait pour un journal et autre, moi j’essayais toujours de caser des petits Blupi. Je me rappelle que j’ai même fait des pubs pour nos premiers logiciels de gestion, Crésus,– qui sont des logiciels sérieux, comptabilité, tout ça – il y a des petits Blupi dans les pubs. [rire] […]

PYH : Comment s’est passé le passage du dessin papier au dessin sur ordinateur ?

DR : Ces dessins de Blupi, ça se faisait point par point. C’était extrêmement long. Vraiment. Je ne sais pas comment j’avais la patience de faire tout ça, mais il y a un moment que je me rappelle très bien, c’est quand j’avais patiemment dessiné trois images de Blupi, dans trois positions différentes avec les jambes. Je me rappelle que je marchais dans mon bureau pour réfléchir comment je plaçais les jambes. Pour moi, j’avais aucune notion d’animation, rien du tout. Est-ce que je me penche ? Comment on bouge les bras ? Est-ce que c’est à l’inverse des jambes ou pas ? Enfin bref, je m’observais en train de marcher. Puis j’ai fait mes trois dessins et puis à un moment donné, j’ai écrit le programme qui faisait se succéder les trois dessins. Puis là, j’ai vraiment tout d’un coup vu Blupi qui prenait vie quoi. J’avais des dessins statiques et là, tout d’un coup, c’était saccadé et tout, mais je le voyais marcher. Je me dis « wow ! » Puis ça a été le départ de la motivation de faire des jeux où Blupi allait faire des choses : marcher, couper du bois, faire des tas de trucs. […] J’étais happé par ça. De cette première étape, finalement assez simple, jusqu’à faire un jeu complet. C’est beaucoup de travail, mais c’est vraiment super motivant. […] C’est pas passionnant et créatif tout le long. Il y a des phases plus ou moins intéressantes. Mais moi, une chose qui m’a toujours aussi beaucoup motivé, c’est de me dire que ces jeux, je les faisais pour que des gens jouent avec. Pas dans le but de vendre et de devenir riche. Mais ça m’a toujours beaucoup motivé de savoir qu’il y aurait beaucoup de personnes qui joueraient avec ça. Ça, c’est une sacrée motivation pour finir le truc et faire qu’il soit bien, qu’on croche, qu’on ait envie de jouer, d’aller jusqu’au bout.

SB : Et vous jouiez à vos propres jeux ?

DR : Alors pendant le développement, je jouais beaucoup, évidemment pour tester. Et puis ça, c’est d’ailleurs un piège, parce que quand on développe – enfin en tout cas, je sais pas comment c’est pour les autres développeurs mais en tout cas pour moi – comme je jouais énormément, j’étais extrêmement habile à force de jouer et j’avais tendance à faire des jeux, à faire des choses trop difficiles parce que pour moi, il y avait aucun problème. Donc c’était difficile de trouver la bonne mesure entre un jeu qui soit pas trop facile, ben c’est pas intéressant, il n’y a pas de challenge, et s’il est trop difficile, on laisse tomber. Donc quand on joue soi-même à son jeu, c’est vraiment difficile. Et je ne sais pas très bien comment je faisais. Je sais que j’ai beaucoup fait tester les jeux à mes enfants qui me donnaient un autre regard, un autre feedback, de voir là où ils avaient de la peine. Après, ben, petit à petit, au fur et à mesure que les jeux devenaient un tout petit peu plus, enfin avaient un peu plus d’ambition, si j’ose dire, le cercle des gens qui testaient s’élargissait un peu. Mais ça, c’était plus la famille, c’étaient des amis. Mais je crois que les jeux ont jamais été testés par des illustres inconnus qu’on aurait recrutés je ne sais pas où. […]

PYH : Vous expliquez que finalement vous alliez pas en salle d’arcade, vous avez pas eu de consoles, pas de souvenir de micro-ordinateur par d’autres moyens jusqu’au PC. Du coup, en dehors des vôtres, c’est quoi le premier jeu vidéo auquel vous avez joué ?

DR : Oui, je me rappelle... je ne sais pas si c’était le premier, mais probablement c’était Age of Empires sur PC auquel j’ai joué et puis qui m’a qui directement inspiré pour Planète Blupi qui ressemble.

Figure 10

Illustration du jeu Planet Blupi (1997), développé pour Windows par Daniel Roux. https://blupi.org/ (Consulté le 3 décembre 2024.)

PYH : Vous vous souvenez si vous avez eu une impression de découverte, de vous dire « mais en fait, il y a plein d’autres jeux, il y a des gens qui s’intéressent à ça, il y a d’autres gens qui créent des jeux quelque part... » ?

DR : Ah oui, alors c’est clair que... J’ai jamais eu de console, comme je l’ai dit. Mais dès que j’ai eu un PC, j’ai acheté beaucoup de jeux. En fait, j’aimais pas forcément beaucoup jouer je pense, parce que j’ai toujours trouvé tous ces jeux beaucoup trop difficiles. Donc j’ai acheté beaucoup de jeux, j’en ai fini aucun, mais ça m’intéressait de voir qu’est-ce que d’autres arrivaient à faire et peut-être qu’après c’était une motivation. Quand il y a eu les premiers jeux en 3D, bah j’ai aussi tout de suite... Ou je sais pas si c’était avant ou après, peu importe. Mais j’ai aussi fait des jeux en vrai 3D avec une caméra qui tourne et tout. Donc il y a une émulation, là. […]

SB : Et vous avez acheté un PC à cette époque-là parce que le Smaky ne répondait plus à vos besoins à ce moment-là ou pour justement, pour tester ces autres jeux, ou pour une toute autre raison ?

DR : Non. Alors c’est pour une raison très – comment dire – très basique, c’est que... personne dans l’équipe d’Epsitec n’avait de PC, ni de Mac, ni rien du tout, on était tous sur Smaky. Et puis un jour, j’ai simplement eu envie d’avoir un PC, comme on a envie d’un nouveau jouet quoi. Et puis voilà, j’ai demandé à Madame Nicoud : « j’aimerais bien un PC ». Et puis je suis allé l’acheter chez Interdiscount. Voilà. Et puis l’idée c’était quand même de porter Crésus Comptabilité que j’avais écrit sur Smaky, d’en faire une version pour PC. Et puis donc, dès que j’ai acheté ce PC, j’ai réécrit ce logiciel Crésus Comptabilité pour PC. J’étais pas très bien vu d’avoir un PC parce que c’était une époque où il y avait un peu des guerres de religion entre les Mac et les PC. Donc moi j’étais un peu le traître là avec mon PC. Et puis ben là encore, madame Nicoud, elle a bien senti les choses parce que ce Crésus Comptabilité (depuis longtemps, a été repris et amélioré par un collègue), aujourd’hui encore, c’est le logiciel qu’Epsitec vend le plus. Mais à la base, c’est ce logiciel que j’avais écrit dans mon premier PC, donc c’est assez rigolo. […]

SB : Quand vous êtes passé sur PC, il y a eu quand même plus de collègues qui s’intéressaient aux jeux ou alors c’était toujours vous le principal développeur pour EPISTEC à ce niveau-là ?

DR : Mais en fait, entre collègues, on se complétait assez bien. Parce que moi, ce qui m’a toujours passionné, c’est l’aspect créatif d’un jeu. Je pense que même la programmation, ça ne devait pas être ce qui m’intéressait le plus. J’ai jamais été un génial programmeur. Je programmais parce que voilà, il fallait bien... Et puis alors, d’autres collègues comme [anonymisé] qui est pas créatif, lui c’est l’aspect technique qui l’intéresse. Donc voilà, on se complétait bien quand il fallait résoudre des problèmes techniques, porter un jeu qui existait sur une autre machine, lui, ça l’intéressait, il faisait ça, moi ça m’intéressait pas, tout le monde était gagnant quoi.

SB : Vous avez commencé sur le Dauphin, donc un côté plus hardware, parce que vous aviez dû tout construire. Puis vous êtes allez plus vers la programmation, vous avez appris à développer en assembleur, puis finalement c’est l’aspect créatif sur lequel vous vous retrouvez le mieux. Donc vous avez eu un sacré développement au niveau de votre approche de l’informatique...

DR : Même dans un logiciel de comptabilité, moi, ce qui m’intéressait le plus, c’était d’imaginer une interface qui soit simple et claire. Ce qu’on appelle aujourd’hui la UX. Ça, ça m’a toujours intéressé, même dans un programme de gestion.

PYH : Dans certains de vos jeux on retrouve des éditeurs de niveaux. Et il y a comme ça un peu une main tendue... Vous me dites si je me trompe, mais j’ai l’impression de voir quelqu’un créatif qui dit aux autres : « à votre tour, regardez. Vous pouvez aussi être créatif avec ce logiciel. Ce n’est pas uniquement quelque chose à recevoir, mais vous pouvez aussi faire quelque chose avec... »

DR : Moi j’ai pas du tout été novateur. J’ai fait des éditeurs de niveau simplement pour moi. Pour après, que le jeu soit bien, c’est un jeu de plateforme, il fallait sauter de blocs en blocs et tout. Donc il faut pouvoir très rapidement déplacer les blocs pour faire que ça soit, comme je disais avant, ni trop facile ni trop difficile. Donc s’il faut aller à chaque fois modifier le code pour dire le bloc, il est plus là mais il est un peu plus à droite, ça ne va pas. Donc pour moi, c’était plus pratique de faire un éditeur de niveau pour moi pour faire que le jeu soit chouette. Et puis bah ensuite pourquoi l’enlever quoi ? Quand on distribue le jeu, autant le laisser. Mais je n’avais pas de motivation plus noble que ça.

PYH : Est-ce que cet éditeur de niveau ou ces éditeurs de niveau, vous vous souvenez les avoir fait tester ? Est-ce que des gens se seraient dit « Tiens, c’est marrant aussi de pouvoir faire ses propres niveaux moi-même » ?

DR : Tiens, je me rappelle pas ça. Je pense... Non. Je ne sais plus dans quelle année date le dernier jeu que j’ai fait, mais ensuite il y a eu un grand gap pendant lequel... Donc la direction d’Epsitec a changé, c’était plus Madame Nicoud. Et j’ai eu un grand gap pendant lequel j’ai plus pu faire de jeux parce que mon patron voulait plus que j’en fasse, à mon grand désespoir. Et puis, je me suis désintéressé des jeux donc j’ai pas du tout suivi. Puis après une assez longue période, disons 20 ans, je sais pas, j’ai un collègue qui m’a dit « mais tu sais, regarde sur Internet, on trouve des trucs sur Blupi et tout ». Et puis j’étais estomaqué de voir des vidéos de gens qui faisaient des niveaux ou qui testaient les jeux. Et puis c’est là que j’ai eu en fait une espèce de feedback de qu’est-ce que certaines personnes faisaient avec mes jeux. Puis j’ai été très surpris de voir qu’ils étaient encore un peu utilisés et que des gens faisaient des choses avec. Mais c’était évidemment beaucoup trop tard pour que... Les jeux étaient finis depuis longtemps quoi. […]

SB : Et est-ce que vous aviez des retours de joueurs parfois ? Plus vous faisiez des jeux, peut-être vous étiez un peu plus connu, ou peut-être que des gens venaient vous parler à l’occasion ?

DR : C’est maintenant que j’ai un peu des retours en fait, où je rencontre quelqu’un qui me dit « ah ouais mais j’ai joué à Blupi quand j’étais petit ». « Ah c’est toi qui a fait ça ? » ou des trucs comme ça. Mais sur le moment non.

SB : Donc jamais de feedback sur les jeux ? Le jeu partait et puis vous passiez à autre chose ?

DR : Je réfléchis. Non, il y avait pas de feedback. Parce que les jeux partaient aussi un peu dans le monde entier. Je suis assez fier d’avoir fait par exemple un jeu qui a été vendu en Corée et puis un autre en Israël. Quand j’y réfléchi, là, je me dis « Ouais, c’était... » Mais là par exemple, j’ai aucun feedback, j’ai aucune idée de comment ça se passait dans ces pays, quoi. […] Je dois dire que j’ai quand même eu une chance extraordinaire dans le sens que je ne vais pas me plaindre pendant quinze ans ou vingt ans de plus avoir pu faire de jeux, c’est l’inverse. J’ai eu la chance extraordinaire de pouvoir en faire. Puis après, ben voilà, le monde a tourné. Et puis petit à petit, les jeux, c’est devenu des développements colossaux, quoi. Là, les jeux étaient suffisamment petits pour qu’une même personne puisse être le programmeur, le game designer, le graphiste, le... Faire tout. Aujourd’hui, on peut encore peut-être faire des petits casuals game comme ça, mais... d’ailleurs je suis en train d’en faire un encore…

PYH : Quel est son état d’avancement ? Quelle est l’impulsion de ce projet-là ?

DR : Ça fait bientôt une année que je suis à la retraite, et puis c’est un peu moins qu’avant, mais je trouve toujours intéressant de faire un jeu. Puis là, je me suis mis à faire un nouveau jeu. Mais... Je ne veux absolument pas me mettre la pression et puis me dire « il faut que je finisse », encore moins avec une date. Donc ça va dépendre de mon envie. J’ai plus aucune contrainte, donc peut-être qu’il sera jamais fini, peut-être qu’il sera fini, j’en sais rien. Donc j’ai un petit site qui s’appelle ManiaBricks.com, […] où je présente un peu ce nouveau jeu. Aussi, peut-être dans le but de voir si ça suscite un peu d’intérêt ou pas. Parce que c’est clair que si je me rends compte que ça intéresse, puis qu’on me dit : « ah tu le finis quand ton jeu ? » Peut-être ça me motivera à aller un peu plus vite. Pour l’instant, ça ne va pas vite. […]

PYH : Cette période sans jeu, le changement de direction, où on vous dit « il faut arrêter les jeux vidéo ». Ça a dû être quand même assez pénible à vivre, j’imagine. Comment est-ce que vous l’avez vécu ?

DR : Mais non, en fait je l’ai bien vécu parce que justement, dans des logiciels de gestion, moi je me suis éclaté à inventer des interfaces simples. J’avais encore la chance à cette époque-là, même dans les dossiers de gestion de pouvoir tout faire. Donc ce n’était pas un collègue qui imposait une interface ou un design, c’est moi qui faisait tout. Donc il y avait aussi un aspect créatif, même si j’aurais préféré que ça soit un jeu. Là maintenant, je me rends compte que je suis parti au bon moment parce que le développement d’un logiciel, même dans une petite entreprise comme Epsitec, c’est plusieurs personnes qui réfléchissent, qui imposent des idées à d’autres et tout. Enfin, moi j’ai plus que tout ma place là-dedans quoi. […]

SB : C’est de voir que c’était possible sur smartphone qui vous a donné l’impulsion ?

DR : Oui, moi je trouve... Comment vous dire ça ? Je trouve ça incroyable de penser qu’on peut développer comme ça un jeu chez soi ou pas, enfin peu importe, puis de mettre comme ça à disposition. Et puis des gens dans le monde entier peuvent jouer avec. Moi, ça me motive. Pas pour le vendre et pour gagner de l’argent, mais pour... le fait que ce qui a été fait soit vu et utilisé par plein de monde.

SB : Et le smartphone offrait peut-être la possibilité aussi de faire quelque chose d’accessible dans le sens où vous pouviez être à tous les postes, quelque chose que vous pouviez plus tellement faire ? Peut-être qu’il y avait un côté plus accessible du logiciel, des limitations même du smartphone à cette époque-là.

DR : Disons que ça cadre tout de suite sur l’ambition du jeu, parce que moi je peux pas faire un truc, un grand jeu, une grande aventure avec plein d’images parce que j’ai... Tout seul, j’ai pas les ressources même en y travaillant jours et nuits. Donc ça force à faire un petit projet, un petit jeu, mais avec la satisfaction de faire tout de A à Z. Moi c’est ça que j’aime bien faire. Puis avec les moyens techniques d’aujourd’hui, il y a des tas de... Par exemple, c’est plus un détail technique, mais quand je faisais des jeux tout au début sur Smaky ou sur PC, il y avait des défis techniques pour que l’animation soit fluide, pour qui il y ait... Puis, on ne pouvait pas avoir trop de choses qui bougeaient en même temps partout sur l’écran parce que le hardware des machines limitait. Aujourd’hui, vous voulez faire un jeu à cinquante Blupi qui tous marchent à toute vitesse, plus aucun problème. N’importe quel smartphone bas de gamme, il sera capable de suivre à soixante frames par seconde. Donc il y a plus, enfin quasiment plus de défi technique. Et puis, alors maintenant, on peut créer, inventer, imaginer des trucs sans limite. […]

Figure 11

Photo de la boîte du jeu Speedy Eggbert (1998), publié par eGames. Dans cette version anglaise, Blupi est renommé “Eggbert”. https://www.jeuxvideo.com/jeux/pc/00022441-speedy-eggbert.htm (Consulté le 3 décembre 2024.)

SB : Est-ce que vous avez ressenti un changement dans la considération apportée à l’histoire du jeu vidéo ? On vous pose des questions sur votre expérience… Est-ce que ça change votre perspective par rapport à votre vécu, votre passé ?

DR : Oui, oui, effectivement, comme on vient de temps en temps envers moi maintenant pour me demander des choses. Je prends conscience à retardement du fait que c’était une période exceptionnelle et j’en avais pas conscience, ni sur le moment, ni jusqu’à tout récemment. Je me rends compte que maintenant, avec un peu de recul, que cette période était exceptionnelle, avec l’arrivée des ordinateurs et tout ça. Et puis je me rends compte que j’ai eu beaucoup de chance d’être là au bon moment.

Footnotes

1. ^ Epsitec informait ses utilisateurs sur les logiciels Smaky fournis avec la plateforme à travers des petites publications telles que Smaky News. Elle y publiait notamment certaines créations d’utilisateurs dont le premier jeu vidéo dont nous avons trouvé trace : Jeu d’échecs de F. Klay et C. Clémençon en 1987.

2. ^ « Laboratoire de Calculatrices Digitales » (LCD), rebaptisé en 1980 « Laboratoire de Micro-Informatique » (LAMI).

3. ^ Nous travaillons actuellement à établir une liste complète des jeux développés par Daniel Roux (« Swiss Games Garden », consulté le 25 novembre 2024, https://swissgames.garden/people/daniel-roux). En dehors des jeux Blupi, qui sont bien documentés (« Blupi Games », M. Schroeter, consulté le 25 novembre 2024, https://blupi.org/; et Wikipédia, dernière modification le 27 août 2024, https://fr.wikipedia.org/wiki/Blupi), Roux a également développé d’autres jeux, dont certains antérieurs à ses activités chez Epsitec. Le premier que nous avons retrouvé date de 1977, Testez vos réflexes sur Dauphin. Nous avons également identifié Flipper créé entre 1978 et 1980 sur Smaky 6, ainsi qu’une série de jeux (Ping, Bong, Mur) sur Smaky 100, développée en 1987.

4. ^ Les trois jeux sont des portages de Speedy Blupi et Speedy Blupi II, et un nouveau, Bugs Defense.

5. ^ Nous avons sélectionné et partagé une partie des moments clés de cet entretien de près de deux heures. Nous avons apporté de légères modifications aux extraits pour davantage de clarté afin d’en faciliter la lecture. Les ellipses entre crochets indiquent les omissions. La transcription complète de l’entretien peut nous être demandée directement.

6. ^ Cela rejoint l’analyse de Melanie Swalwell : les premiers enthousiastes de micro-ordinateurs les fabriquaient/se les procuraient puis cherchaient activement leurs possibilités d’utilisation. Voir Melanie Swalwell, Homebrew Gaming and the Beginnings of Vernacular Digitality (The MIT Press, 2021).

7. ^ Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet sinergia Confoederatio Ludens : Swiss History of Games, Play and Game Design 1968–2000, soutenu par le Fond National Suisse (FNS). Voir https://chludens.ch et https://data.snf.ch/grants/grant/209248.

8. ^ Voir, notamment, la conférence publique enregistrée en 2019 à l’Université de Lausanne par nos collègues : David Javet et Yannick Rochat, « Blupi explore... L’histoire du jeu vidéo suisse », avec Daniel Roux, Jean-Daniel Nicoud et Mathieu Schroeter, 27 septembre 2019, Université de Lausanne, YouTube, 1:28:11, https://www.youtube.com/watch ?v=iea_6DIFCmY.

9. ^ 24 heures est un journal quotidien du canton de Vaud. Le portrait de Daniel Roux est disponible ici : Julie Collet, « Le papa de Blupi amuse plusieurs générations », 24 heures, 21 septembre 2023, https://www.24heures.ch/portrait-de-daniel-roux-le-papa-de-blupi-amuse-plusieurs-generations-601231142870.

10. ^ A cette période, nous avons constaté que ce type de jeu de réflexe était un exercice courant dans les bidouillages de l’électronique analogique. Ces bricolages ont ensuite été adaptés avec l’arrivée de l’électronique digitale.

11. ^ À partir de 1974, inspirés par la souris inventée par l’Américain Douglas Englebart en 1967, Jean-Daniel Nicoud et ses collègues André Guignard et René Sommer travaillent sur plusieurs projets de souris. En 1979, ils créent la première souris hémisphérique, baptisée Souris-4. D’abord vendue par l’entreprise Depraz, cette souris sera ensuite développée par Logitech, où René Sommer poursuivra sa carrière.